Вот пока что первый отрывок с сайта
click here.
Может кто возьмет на себя смелость перевести?
Mariage Toulousain
Tome Deux
Chapitre 1
1656
LE CARROSSE, où elle se trouvait assise entre la servante Margot et le marquis d’Andijos, était garni de coussins et de housses d’une somptueuse étoffe, mais Angélique était dans l’incapacité d’apprécier ce confort nouveau pour elle. En fait elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Longtemps après la scène de la grange, elle était restée assise à sa place, au banquet, continuant de répondre aux invités qui pouvaient encore se déplacer et venaient lui faire compliment pour la réussite de la fête ou prendre congé d’elle. Quand elle avait pu se retirer enfin au château ce n’avait été que pour changer de vêtements et sans avoir licence de s’étendre sur un lit et prendre un peu de repos. L’heure du départ approchait.
C’était la coutume que les mariés s’enfuissent pour éviter les charivaris populaires et les gentilshommes du Sud avaient courageusement émergé de leur sommeil d’ivresse afin d’enfourcher leurs montures et battre le rappel de leurs gens pour former la caravane de retour.
C’est donc toujours comme étourdie de cet incident scandaleux qu’elle avait provoqué avec Nicolas qu’Angélique était montée dans le carrosse et avait fait ses adieux à ceux de sa famille qui s’étaient présentés dans l’ombre, aux portières.
Le carrosse avait titubé et grincé en franchissant le pont-levis, enlevé par quatre solides chevaux, et pris de la vitesse dans la brume ouatée traînant sur la campagne obscure.
Angélique savait qu’elle quittait Monteloup pour toujours, mais elle était incapable de rassembler deux pensées sur cela. Par moment, un souvenir faisait monter un feu brûlant à ses joues. Par la faute de cette vieille folle de tante Jeanne, Guillaume Lützen l’avait vue, elle, Angélique, culbutée dans le foin avec un valet. Cette vision éveillait à la fois sa honte et sa colère.
De plus, elle éprouvait un sentiment presque douloureux de frustration et surtout d’échec. Ce qu’elle avait voulu obtenir en se soumettant à ce désir sauvage n’avait pas eu lieu. C’est vierge qu’elle serait livrée à l’horrible époux qui lui était imposé. Sa rancune envers la tante Jeanne ne la quittait pas.
«La vieille folle, méchante! Elle avait bien calculé son coup!»
Quand le jour se leva, Angélique prit mieux conscience de l’événement qu’elle vivait.
Elle partait. Elle partait! Elle quittait Monteloup pour toujours.
Mais c’était encore le pays. Quatre carrosses et deux lourdes voitures roulaient en direction de Niort. Angélique avait peine à croire que ce déploiement de chevaux et de postillons, de cris et de grincements d’essieux, avait lieu en son honneur. Tant de poussière remuée pour Mlle de Sancé qui n’avait jamais connu d’autre escorte qu’un vieux mercenaire armé d’une pique, était inimaginable.
Les domestiques, laquais, valets, servantes et musiciens s’entassaient dans les grosses voitures avec les bagages. Au soleil du chemin, parmi les vergers fleuris, on voyait passer ce cortège de faces brunes. Rires, chansons et grattement de guitares laissaient derrière eux, dans l’odeur du crottin, un goût d’insouciance. Les enfants du Sud retournaient vers leur Midi brasillant, parfumé d’ail et de vin.
Seul dans la joyeuse société, maître Clément Tonnel affectait un air gourmé. Engagé comme extra pour la semaine des noces, il avait demandé qu’on voulût bien le ramener à Niort, ce qui évitait de lui payer une escorte. Mais dès le soir de cette première étape, le maître d’hôtel vint trouver Angélique. Il s’offrait de demeurer à son service, soit comme maître d’hôtel, soit comme valet de chambre. Il expliqua qu’il avait servi à Paris chez quelques seigneurs, dont il donna les noms. Cependant, étant venu à Niort, dont il était originaire, pour régler la succession de son boucher de père, il avait vu sa dernière place occupée par un valet intrigant. Depuis, il recherchait une maison honnête et de quelque rang, pour y exercer de nouveau ses fonctions. D’apparence discrète et entendue, Clément avait conquis les bonnes grâces de la servante Marguerite. Celle-ci affirma qu’un nouveau valet, aussi bien stylé, serait accueilli de fort grand cœur au palais de Toulouse. M. le comte s’entourait de gens trop divers et de toutes couleurs, ne faisant pas un service convenable. Chacun baguenaudait au soleil, et le plus paresseux de tous était certainement l’intendant chargé de les diriger, Alfonso.
Angélique engagea donc maître Clément. Il l’intimidait sans qu’elle sût pourquoi, mais elle lui savait gré de parler comme tout le monde, c’est-à-dire sans cet insupportable accent qui commençait à l’exaspérer. Finalement ce serait cet homme froid, souple, presque trop servile dans son respect et ses attentions, ce domestique inconnu hier encore, qui représenterait pour elle dans son exil lointain, sa province.
--------------------------------------------------------------------------------
À Niort où l’on s’ébroua pour deux jours afin de rassembler toutes commodités nécessaires pour un long voyage, Angélique assista à un nouveau chargement de barriques de vins choisis, extraits du fameux entrepôt loué sur les quais mêmes de la Sèvre-Niortaise. Elles furent hissées sur un chariot, hâlées par un attelage de deux forts chevaux du pays, de cette race gris pommelé dite le Poitevin dont Molines lui avait jadis vanté les mérites.
Elle les vit prendre d’un trot lourd et bien scandé la route qu’elle avait suivie la veille avant d’atteindre Niort.
«Pour la consolation de votre famille», lui rappela le marquis d’Andijos plus enthousiaste que jamais.
Réalisant alors que les barriques, elles, repartaient pour Monteloup où les hôtes du château et le voisinage continueraient à rire et causer en buvant à sa santé, Angélique comprit qu’un lien se rompait à jamais avec les siens.
Avait-elle seulement embrassé son père parmi les silhouettes indécises qui s’étaient présentées au dernier moment? Et ce qui la déchirait le plus dans cette rupture, c’était qu’elle était partie fâchée avec tout le monde. Ou plutôt c’était le contraire. Par une injustice incroyable, tous étaient fâchés contre elle: Nourrice dont elle n’avait pas voulu écouter jusqu’au bout les avertissements sinistres, le vieux Lützen, plus indigné encore que l’aurait été son propre père, s’il avait appris ce scandale qui aurait risqué de jeter à bas tous ses espoirs! «Angélique, tu n’en feras jamais d’autres!»… aurait-il dit.
Et Pulchérie? Et les enfants? Les avait-elle embrassés?
Elle était seule désormais.
Margot et les servantes ne la quittaient pas, toujours à ses côtés, prévenant ses moindres désirs et chacun s’empressait de la distraire ou de la renseigner, mais elle avait perdu Monteloup.
La voyant assombrie, debout au bord du quai, regardant les plats esquifs des marais qui abordaient après avoir remonté la rivière, le marquis d’Andijos, attentif à la deviner, suggéra qu’elle aurait peut-être aimé user de la navigation pour se rendre dans les contrées méridionales ainsi qu’il lui avait expliqué qu’on en usait pour faire voyager des marchandises délicates. Et Dieu sait que de l’escorter, elle, la comtesse de Peyrac, jusqu’au lointain pays toulousain, exigeait de s’entourer de tout le confort possible!
Mais, dans le voyage de retour par mer, deux obstacles se présentaient.
Tout d’abord, au-delà des côtes saintongeaises et du bordelais, les navigateurs devaient affronter le golfe de Gascogne, réputé tempétueux. Quant au danger représenté par les pirates barbaresques d’Alger ou de la côte marocaine, si une cargaison de spiritueux, vins ou alcools, ne les attiraient guère car la religion de ces gens-là leur en interdisait la consommation, par contre, il n’en serait pas de même pour la capture d’une jeune femme dont la réputation de beauté commençait à flotter sur les ailes du vent.
Pour cette raison le comte de Peyrac avait bien recommandé de revenir par terre, si défoncées que fussent les routes d’un pays où les armées n’avaient cessé de tournoyer durant des années, si elles n’y tournoyaient pas encore. Les soubresauts de la Fronde étaient à peine calmés.
— Mais nous sommes bien armés et savons combattre, assura Andijos craignant d’avoir inquiété Angélique.
Celle-ci daigna sourire, sans trop croire à ces prétextes. En ce qui la concernait, en effet, elle eût préféré ce mode de transport. Elle eût aimé descendre «sa» rivière à travers «ses» marais et ensuite découvrant l’océan qu’elle n’avait jamais vu, monter sur un navire gonflant ses voiles. Il y avait dans cette image une impression d’évasion.
Elle ne pouvait s’empêcher de penser que quelque chose arriverait qui lui permettrait de fuir son destin.
--------------------------------------------------------------------------------
Pourtant le jour vint où elle dut reprendre place dans le carrosse, et le convoi s’ébranla, augmenté de quatre cavaliers armés de lances, recrutés pour décourager de possibles mauvaises rencontres.
Dès que Niort, la capitale des marais poitevins, eut été abandonnée avec son lourd donjon, noir comme la fonte, l’équipage de Mme de Peyrac dégringola vers les pays de lumière.
Les routes ne se révélaient pas aussi cahoteuses et poussiéreuses qu’annoncées.
Les chevaux, fréquemment changés, allaient bon train et semblaient apprécier de conduire une compagnie qui s’annonçait de loin à son de trompe et attirait saluts et acclamations au passage. Lorsqu’ils allaient plus lentement ou faisaient halte, les musiciens hissés au sommet d’un des chariots entamaient un petit concert, et les bavardages allaient aussi bon train entre la population et les représentants du cortège.
Angélique ne pouvait y échapper. Cette réalité avait un sens. Ces galopades, ces bourgs et villages traversés avaient un sens. Celui de l’amener à un mari qui s’appelait le comte de Peyrac, qui était laid et boiteux, qui fabriquait des philtres magiques!
Il lui arrivait de somnoler parfois et alors elle revoyait cette clé d’or qui ouvrait une chambre contenant les cadavres de plusieurs femmes rendues folles avant de mourir par la magie d’un démon familier. Quand elle s’éveillait, le refus du sort vers lequel on l’entraînait s’imposait de plus en plus à elle. Cela ne serait pas. Il arriverait quelque chose.
Certain jour, en fin de matinée, le convoi fit halte à un carrefour pour une fois désert, se rangea en rond et tout le monde descendit. Le paysage avait changé. On ne voyait dans toutes les directions que rangées d’échalas et ceps de vignes.
— Dommage, dit quelqu’un, que la saison ne nous permette pas de goûter quelques belles grappes encore fraîches de rosée.
— Halte! s’écria Andijos. N’oublie pas que dans ce pays, la vigne est sacrée et que toute grappe dérobée se paye d’une oreille coupée.
Dans le lointain s’apercevaient les tours et les clochers d’une ville. Bordeaux!
Un laquais apporta un fauteuil pliant de tapisserie et l’installa à l’ombre d’un grand arbre qui jetait sur le carrefour étincelant de soleil, une ombre bienfaisante.
— Asseyez-vous, Madame.
Mais Angélique n’avait pas envie de s’asseoir. Elle essayait de comprendre la discussion d’Andijos et de ses amis qui entre eux n’employaient que leur langue particulière du Midi.
— Madame nous devons aller jusqu’à la ville, lui dit Andijos. Prenez patience! Il se peut que nos pourparlers avec les autorités prennent quelques heures.
Formant un groupe de cavaliers, encadrés de deux ou trois archers, ils s’éloignèrent.
Angélique allait et venait, soulagée de cette occasion de se dégourdir les jambes, de réfléchir, et presque, de penser à autre chose. Si l’idée l’effleura qu’elle pourrait sauter sur un cheval et s’enfuir, elle l’écarta. La compagnie était nombreuse. Tous, serviteurs, postillons, militaires lui témoignaient une attention déférente, mais la plupart disposaient de montures et ne seraient pas longs à la rattraper. Elle éprouva aussi qu’aucun d’entre eux ne comprendrait sa conduite. Ils se scandaliseraient, s’effrayeraient. Ils la prendraient pour une folle. Les choses ne devaient pas se passer ainsi. Il devait y avoir une solution.
Elle allait et venait, regardant parfois vers la ville.
Bordeaux!
Des souvenirs lui revenaient en mémoire.
Dans son couvent des Ursulines parfois, au cours de l’année, l’Abbesse recevait des gentilshommes. Ceux-ci, la plupart de sa parenté, venaient lui porter des nouvelles de personnages en vue et la tenir au courant de ce qui se passait hors les murs où les moniales et leurs jeunes pensionnaires vivaient une existence protégée, loin des fracas du monde et des batailles.
À la suite de ces visites, l’Abbesse réunissait les aînées. Elle estimait que ces jeunes filles destinées à épouser – et que Dieu le leur accorde – de grands noms de France devaient être au courant des évènements auxquels leurs futurs époux se trouvaient, sans nul doute, mêlés. Et plus le nom était grand et plus le fracas des armes, mais aussi celui des intrigues politiques et des trahisons impardonnables risquaient de se profiler en toile de fond à des noces que l’on rêvait toujours sans obstacles, financièrement rassurantes et – pourquoi pas? – célébrées en présence du Roi. Il fallait rendre à l’Abbesse cette justice qu’elle n’approuvait pas les désordres de la Fronde.
Le Roi était l’oint du Seigneur. Et plus qu’aucun autre, cet enfant couronné, Louis XIV, si attendu de ses peuples qu’il avait été appelé Dieudonné.
Pour l’Abbesse, tous ceux, princes, parlementaires ou populace qui avaient voulu lui disputer son trône, méritaient l’Enfer.
Mais il fallait envisager que de toutes ces guerres et massacres émergeraient pour ces jeunes filles nobles, des époux dont certains auraient moissonné leurs lauriers dans le camp adverse, apportant pour leur vie future des éléments de disgrâce. Mieux valait être avertie. Tout n’était pas encore résolu. Ainsi les pensionnaires du couvent des Ursulines avaient-elles eu connaissance du chapelet des villes révoltées, parmi lesquelles, à plusieurs reprises se trouvait Bordeaux. Longtemps anglaise, Bordeaux était une cité qui se voulait souveraine. Ses démêlés avec le pouvoir étaient nombreux, et certains dataient à peine d’une décennie.
Le petit roi de douze ans avait pleuré sous les remparts de Bordeaux où s’étaient réfugiés Condé et son frère Conti et d’où pleuvait la canonnade. Il avait dit à l’un de ses «mesnins» qui l’avait surpris essuyant ses larmes:
«Il faudra bien qu’un jour nous fassions rendre gorge à ces insolents!»
Angélique finit par s’asseoir dans le fauteuil et accepta de boire une boisson au citron, merveilleusement glacée. Ses yeux ne quittaient pas, au-delà des coteaux, la silhouette de la ville, estompée par la vibration de la lumière.
C’était aussi à Bordeaux que s’était réfugiée Anne-Geneviève de Longuevile, aimée de ses frères Condé, et qui les avait entraînés à se soulever contre le Roi, la Reine-mère et son Mazarin.
Angélique sourit à ce souvenir aimable: la visite du marquis du Plessis-Bellière et ses récits extravagants. Il avait parlé de l’égérie de la Fronde, aux yeux turquoise, la duchesse de Longueville, celle qui s’était fait acclamer par le peuple parisien, présentant sur le perron de l’Hôtel de Ville le bébé qui venait d’y naître, dont les échevins de la capitale étaient les parrains et ce pourquoi il avait le nom de Charles-Paris.
Plus tard réfugiée à Bordeaux elle aussi, entourée des membres du Parlement rebelle qu’elle devait charmer, la princesse avait demandé qu’on lui envoyât la huitième partie du roman «Polexandre» dont elle avait appris la parution à Paris en dépit des convulsions de la guerre civile.
Il ne serait pas mauvais d’être un temps prisonnière des Bordelais.
Les heures passaient, l’attente s’éternisait. Le soleil déclinait.
Un nuage de poussière annonça le retour des cavaliers. Angélique se redressa, prête à saluer les échevins maîtres de Bordeaux, ville libre.
Mais ce n’était qu’Andijos et ses compagnons. Ils mirent pied à terre en se donnant des bourrades joyeuses. « Nous avons réussi ». Peu après deux chariots bâchés tirés par des mules firent leur apparition. Il y eut transport de barriques et de tonnelets d’une eau-de-vie réputée, d’Armagnac, qu’ils avaient obtenu à titre de cadeau puisqu’il s’agissait du mariage du comte de Peyrac.
Décidément, ces gens n’étaient pas sérieux!...
Angélique éprouvait une amère déception. Elle s’apercevait que durant les heures d’attente, elle avait entretenu l’espoir de se faire capturer par les Bordelais. Ce qui aurait tout arrangé… Au moins, pendant un certain temps!... Personne ne pourrait lui reprocher de n’avoir pas tenu la promesse qu’elle avait faite à l’intendant Molines, pour sauver sa famille, d’épouser ce comte de Peyrac.
Maintenant il semblait que rien ne pourrait arrêter la suite de ce voyage qui l’entraînait irrésistiblement vers ce personnage effrayant et la livrerait à son pouvoir.
La halte qu’ils firent à la nuitée dans un petit château où on ne les attendait pas mais où ils furent reçus avec empressement ne la réconforta pas, bien qu’elle s’efforçât de faire bonne figure aux hôtes qui les accueillaient de leur mieux. Au cours du souper, ses compagnons racontèrent avec force détails les péripéties des démarches accomplies pour arracher aux Bordelais ces trésors viticoles de six belles barriques de vin et de deux tonnelets d’eau-de-vie du pays d’Armagnac, ce qui expliquait pourquoi ils s’étaient présentés à cette heure tardive, ne pouvant gagner l’étape prévue, et Madame de Peyrac étant lasse.
Mais le baron de la Braide et sa femme, des hobereaux paisibles, et apparemment peu gâtés par les distractions mondaines, se félicitaient de leur venue. C’était un couple encore jeune avec, sans doute, quelques enfants déjà endormis dans de grands lits aux étages.
On parla vigne et vins, on dégusta des plats en sauce parfumés d’herbes diverses : sarriette, thym, basilic accompagnant lièvres et gibier d’eau.
Tout en se montrant fort courtois et en participant à la gaîté générale, les châtelains manifestaient à l’égard d’Angélique un peu de timidité et elle se persuada qu’ils la regardaient, de temps à autre, avec perplexité et peut-être avec pitié. Le marquis d’Andijos, percevant leur attitude, lui glissa en aparté, alors qu’il lui baisait la main au seuil de la chambre qu’on lui avait préparée:
— L’annonce du mariage du comte de Peyrac a déjà remué toute la province… Songez donc! Monsieur et Madame de la Braide seront les premiers à vous avoir vue! Votre beauté les a éblouis!... Et maintenant ils comprennent. Car personne n’attendait cela d’un tel personnage… Le mariage!... LUI! Chacun a pu s’interroger sur les raisons qui le poussaient à ce geste fatal. Mais désormais tout est clair! Votre beauté.
Angélique avait envie de lui expliquer, de lui parler de la mine d’Argentières et que sa beauté n’avait rien à voir là-dedans. Mais déjà à l’en croire, une province s’enchantait d’une histoire où elle jouait un rôle de légende.
Elle ne pouvait plus s’échapper.
Maintenant elle avait bien l’impression presque d’un enlèvement, d’un arrachement, un entraînement inéluctable contre quoi sa volonté ne pouvait plus rien. Elle se sentait faible, lâche, dominée.
ll y avait quelque chose de changé.
Elle remarqua, durant les haltes, que les populations ne parlaient plus le français.
— C’est que nous avons franchi la frontière, lui dit le marquis d’Andijos de la façon la plus naturelle du monde.
Angélique le considéra avec inquiétude.
Une frontière?! L’emmenait-t-on en Espagne? Molines ne lui avait pas parlé de cela. Voyant son expression, Andijos la rassura.
— Ne craignez rien! Nous sommes toujours au Royaume de France! Mais ce n’est pas la même France.
— Que voulez-vous dire?
Le pays sur lequel régnait le roi Louis XIV était-il coupé en deux?
Andijos en convint. Oui! Il y avait une frontière! Oui, le pays était coupé en deux! Et cela depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne.
Angélique demanda en quels points du royaume se situait-elle. C’était très compliqué, protesta le marquis. Mais Angélique insista et lui expliqua que, durant ses études chez les Ursulines, elle s’était fait remarquer par son goût pour la science géographique. Son refus de la renseigner venait-il qu’en fait il ne savait rien du tracé de cette frontière? Piqué au vif, le marquis s’exécuta avec beaucoup de gestes du bras qui montait et descendait.
Si l’on partait d’un point de la côte océane, un peu au-dessous de la Rochelle, il fallait plonger vers le Limousin, puis après avoir élaboré de compliqués détours à travers l’Auvergne volcanique et centre du royaume de France, traverser vers l’Est un coin de Bourgogne, aboutir à des régions encore mal conquises telles que celles des étangs et marécages des Dombes, de la Bresse et se trouver aux abords de l’Helvétie, pays des Suisses… Mais que séparait-elle ladite frontière qui coupait la France en deux, semblant s’être établie spontanément en des temps fort anciens d’après lui? demanda Angélique.
Le marquis reprit haleine et se lança à nouveau. Elle marquait la séparation de deux langues. Langue d’oïl pour le Nord. Langue d’oc pour le Sud. Mais elle marquait aussi une séparation entre les droits coutumiers qui régissaient les deux côtés de cette frontière invisible si alambiquée et tortueuse fut-elle. Le droit civil, issu du droit romain établi par l’Empire, pour les provinces du Sud. Le droit oral, au Nord, imposé par les invasions barbares.
— Comme vous pouvez vous en douter, Madame, conclut le marquis en riant largement, tout procès entre ces deux juridictions du royaume entraîne une guerre. Au mieux, des procédures qui durent des années et qu’on se transmet par héritage.
Il paraissait trouver cela très drôle.
Les Français, de part et d’autre, devaient se passionner à défendre leurs droits coutumiers respectifs. Il raconta quelques bonnes histoires de procès qui avaient duré des générations.
Angélique retenait surtout ce fait inquiétant: il y avait une frontière.
Et sa famille était de l’autre côté. La séparation s’accentuait.
Le paysage changeait.
Au fur et à mesure des régions traversées, l’alignement des coteaux de vignobles alternait avec des champs plantés d’épis épais et hauts d’un vert foncé. On eût dit une armée dressée. Hachures des vignobles, hachures des champs plantés de ces bâtons verts bien rangés. Le soleil y jetait des éclats miroitant comme à travers des grilles. Cela faisait mal aux yeux sous la draperie d’un ciel bleu cru.
— C’est du maïs, lui dit Andijos percevant son étonnement devant ces cultures inconnues.
Du blé d’Inde?! Comme au Nouveau Monde?
— Ici nous l’appelons gros millet ou millet d’Espagne.
Toujours en verve pour vanter l’excellence de sa province, il lui apprit que, depuis plus d’un demi-siècle, le maïs était cultivé de Bayonne à Toulouse, venu d’Espagne où les Rois Très Catholiques l’avaient reçu de leurs condottieres d’Amérique avec la pomme d’or, qu’on nomme aussi tomate depuis quelques temps et quelques autres nouveautés.
— Cette céréale est le plus beau présent du Nouveau Monde à l’Ancien. Les populations de l’Aquitaine et du Languedoc en ont fait leur ordinaire, ce qui a permis le salut dans les crises de subsistance. Et surtout le manant peut vendre plus avantageusement ses autres céréales, blé, orge, ce qui l’a rendu plus riche.
Curieusement, ces révélations d’économie rurale causèrent à Angélique une impression de distance accentuée. Ainsi, sans avoir à traverser l’océan, après avoir laissé derrière la barrière refermée de sa forêt poitevine, elle avait traversé assez de limites pour se trouver en familiarité avec le Nouveau Monde et goûter à ses fruits.
Alors que «là-haut» on en était encore à ouvrir de grands yeux aux récits d’un pasteur parlant du «blé d’Indes» ici la relation avec les continents lointains, les Amériques, s’était faite depuis longtemps.
L’esprit du Nouveau Monde ajoutait à la séduction de ces contrées. Plus de clarté! Plus de richesses!... Le Sud!...
Cela accentua pour Angélique son impression de s’aventurer de jour en jour au sein d’une nation étrangère. Il n’y avait pas seulement que la « langue ». Tout était étranger! Tous étaient différents! Et elle, elle avait quitté son pays.
Et pourtant, ne se présentaient pas que ces paysages hachurés de lumière: vignes, maïs… Il y eut aussi des vallées verdoyantes, pleines d’arbres fruitiers, gardées par des montagnes peu élevées moutonnant à l’infini pour se fondre dans des brumes lointaines où, une fois franchis leurs sommets arrondis, on basculait à nouveau dans une plaine ivre de soleil, où les équipages s’élançaient au galop dans un nuage de poussière pour se heurter à la brusque barrière des contreforts des altières Pyrénées.
Soudain les carrosses peinaient par des sentiers abrupts, aussi garnis de galets ronds que les rivières, les «gaves» torrentielles qui descendaient de droite à gauche parmi les pins, les hêtres, les chênes et les châtaigniers.
Angélique secouée et préférant souvent mettre pied à terre, se demandait où était Toulouse.
— Par là! répo ...